Pour Élina
"Mon conte est comme un oiseau,
il a pris ses ailes sur son dos"
C’est avec ces mots qu’une histoire se refermait, chaque soir, s’en allait du bout des ailes, laissant les enfants, repus d’imaginaire, se glisser dans le sommeil.
Mais un soir, l'histoire terminée, une petite fille, bien éveillée, m'a dit
“ Moi je voudrais bien savoir comment elle a pu exister, la première histoire ”
J'en suis resté interloqué.
C’était bien la grande question, elle attendait au fond de mon sac depuis longtemps
Mais à quatre ou cinq ans, on n’y va pas par quatre chemins !
“ J’irai chercher ta réponse
et je te la rapporterai, ” lui ai-je promis
Aussitôt j'étais en route.
Je demandai au corbeau
“ Je ne sais pas
dit le corbeau
demande à la rivière ”
La rivière m'impressionnait
Elle coulait en contrebas des arbres.
Je demandai aux arbres
“Approche-toi,
viens plus près...”
Les arbres voulaient me parler en secret,
serré contre eux
au corps du monde
cramponné
comme un avion
qui vous emporte...
Alors vous découvrez
les oreilles pointues
la gorge rauque,
les plumes
la fourrure
la compagnie des rossignols,
des geais,
des perdrix, des crapauds
la méfiance des renards
la noirceur des sangliers
Longtemps après
vous sortez de la forêt
un beau matin
La rivière coule à vos pieds,
silencieuse
fascinante
Elle change de couleurs
pour vous ensorceler
Elle m'appela si fort
que je sautai
Je reçus son accueil
glacial
brutal
étourdissant
Et puis très chaud, brûlant
De retour sur la rive
Tout était neuf !
et pourtant semblable exactement
comme si je n'étais jamais parti
de mon enfance
Je retrouvai mon grand-père où je l'avais laissé
les boucles d'argent de ses cheveux, son sourire bariolé, l'indigo de sa voix.
Il fabriquait des histoires, ou les réparait avec du fil et une aiguille, de la colle et des pinceaux,
et quand il les relâchait elles s'envolaient aussitôt
elles couraient avec les feuilles mortes, elles se cachaient dans les roseaux
elles étaient familières des carpes au fond de l'eau et les pigeons qui les portaient sous leurs ailes
des histoires il y en avait partout.
Une bergeronnette sautillait devant nous.
“ Sais-tu, grand-père, comment elle a pu exister, la première histoire ? ”
Je connaissais déjà sa réponse :
Et tu imagines bien, le mensonge et la vérité étaient mélangés, ils ne formaient qu’une seule pâte, comme de la pâte à modeler, comme de l’argile.
Qu’est-ce qu’ils pouvaient en faire ?
Ils en ont fait des cruches !
Je vis sur les mains de la jeune femme qui m’accompagnait
(peut-être ma fille qui avait grandi)
des traces d'argile dans l’ombre bleue d’après-midi
Et c’est dans l’eau de ces cruches qu’on a pêché les premières histoires !
lui ai-je dit, avec la voix de mon grand-père
Oh elles étaient bien petites au début, de simples reflets. Il a fallu bien les soigner pour qu'elles grandissent et qu'elles se multiplient.
On peut dire qu'elles ont bien réussi !
Le hibou souleva son chapeauEt la lune fit un clin d’œil.
"La première histoire" est disponible aux Éditions Gaspard Nocturne dans la collection "imagine"
Céramique de Picasso
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