Princesse La Galette

À la belle saison mon grand-père allait tresser l’osier au bord de la rivière, toutes histoires étalées devant lui, sous le vol des mouettes, dans les pattes des pigeons, entre les injonctions cocasses des corbeaux.

Tout était histoire à débusquer, à approcher, à surprendre, à deviner.
À démêler, à retoucher.
C’est ainsi qu’il faisait son chemin. 

On l’appelait rémouleur d’histoires, rechineur, recardeur, ricordeur, raccordeur, remailleur, rimailleur, rembobineur, partout où il passait, de rue en rue, de ville en ville, de montagne en vallée. 

Parfois les gens descendaient de chez eux, sortaient de leur cour ou de leur jardin pour lui donner des vieilles histoires à réparer, des légendes à décrasser, des fables à raccommoder, des contes à mettre au goût du jour, toutes sortes d’accessoires invraisemblables, clés des songes sans serrures, tapis, bottes, sandales, échappées de leurs cavernes d’alibaba.

Mon grand-père prenait tout ça et repassait un jour ou l’autre avec des histoires bien vivantes en bon état de marche, au moins pour lui.

Comme ce jour où une porte s’ouvre contre toute attente, et qu’il veut refermer illico... Pas question pour lui de rester là ! Redescendre au plus vite !
C’est une sorcière qui ne l’inspire pas.

Mais la porte résiste, elle a mis le pied en travers, attrapé mon grand-père à l’épaule.
«Pas si vite, rémouleur !»
Elle, l’horrible oiseau, aux cheveux broussailleux, au nez crochu, dents fourchues, menton en gamelle,
des yeux de dragon, jaunes et bleus ! 

«Entrez donc, rémouleur, j’ai quelque chose pour vous !»

Grand-père qui proteste se fait tirer à l’intérieur, elle claque la porte d’un coup de galoche.
Et de sa voix de basset, radoucie, 

«Venez voir, c’est par là.» 

Elle traîne mon grand-père vers une armoire au fond de son antre, plonge le bras dans le dernier rayon du bas, sous une pile de draps jaunis.
Elle en sort un morceau de dentelle toute aplatie comme une galette, et en grinçant triomphalement 

«AhAhAh Ah Ah Aaaaa !»
elle la claque dans la main de l’homme.

«Allez rémouleur ! Réveillez-moi ça !»

Et mon grand-père stupéfait lui dit «Ça date d’au moins cent ans,
je peux rien faire.» 

Elle jacasse de rire
«AhAh Ah a a a !
cent ans c’est rien pour une histoire ! Allez réveillez-moi ça !»

C’était sans appel. Il fallait se mettre au travail.

On vit alors la main de grand-père avancer légèrement pour mettre en lumière le précieux chargement qui reposait sur sa paume ouverte, sa tête se pencher, s’en approcher de la joue et prêter l’oreille comme fait un marionnettiste vers son petit personnage, en même temps qu’il disait d’une voix très douce qui n’était pas la sienne quelque chose comme

«hummm, il fait chaud !»

Aussitôt ouvrant tout rond des yeux ébahis, attendris, vers la petite voix qui venait de sortir de sa main, et prenant sa voix la plus veloutée, la plus charmeuse, il répondit simplement

«c’est la chaleur de ma main !»

et dans sa paume le prodige arriva :
un sourire s'esquissait, des yeux rieurs s’éveillaient, le rose d’une bouche se dessinait, un visage prenait forme, une fontaine de cheveux dorés venait l’entourer, cascadant aussitôt le long d’un corps galbé de soie bleue qui descendait jusqu’au sol où des pieds délicats de princesse se posaient à côté de ceux du rémouleur !

«Princesse La Galette !»
ces mots lui échappèrent...
mais derrière lui...

«Pas si vite ! elle est à moi !»
cria la sorcière se précipitant comme
un oiseau de proie, les serres en avant.

La princesse affolée supplia des yeux mon grand-père :
«Rémouleur, si tu m’aimes, mange-moi !»

Rapide comme l’éclair, au désespoir de la sauver, il avala la galette.

Et tout disparut de la jolie princesse,
tandis que la sorcière, foudroyée, partait en fumée.
Ne restait plus que mon grand-père.
Il reprit l’escalier, tituba dans les rues jusqu’à sa mansarde, se jeta anéanti sur son lit.

Dans sa nuit fiévreuse il crut se noyer,
emporté par un délire tumultueux jusqu’au petit matin qui le déposa tout suant sur le bord d’un ruisseau de soie bleue qui s’étirait doucement.

C’était la robe d’une princesse qui s’éveillait,
fraîche et caressante à son côté, tout juste sortie de lui comme d’une cachette au creux d’un rêve. 

Pour lui l'histoire aurait bien pu se prolonger comme dans les contes... à la mairie, avec un beau mariage, une vie heureuse, de beaux enfants. Mais elle ne l'entendait pas ainsi. De quelques pas de danse elle fit le tour de la mansarde où elle venait d’atterrir. 

«Personne ne se demande pourquoi je me suis retrouvée au fond d'une armoire, sous une pile de linge, toute aplatie comme une galette ?» fit-elle à la cantonade, «Et prisonnière d'une folle jalouse et maléfique !»

Mon grand-père se sentit revenir de loin.
«Je m'en souviens, dit-il, mais j'ai bien failli l'oublier.»

Un ange passe.
(Il a un doigt sur la bouche. Il fait semblant de connaître des secrets.)
Elle souffle gentiment sur lui pour le chasser.
Elle dit d'un air rêveur :

«C'est il y a bien longtemps, un soir ma grand-mère est assise devant sa fenêtre entrouverte. Ses paupières sont lourdes. Ses mains retombent sur ses genoux. Le petit foulard de soie qu'elle était en train de broder s'envole, emporté par un léger souffle de vent.
Le vent était son dernier compagnon. Il lui apportait des grains de soleil, des gouttes d'eau, des notes de chant d'oiseau, pendant qu'elle brodait un petit foulard avec ses pensées.»

«Un soir un petit foulard jaune s'était accroché au mur de ma maison, dit grand-père. Un foulard de soie. Il était entré par une lucarne du toit et s'était posé sur les grosses pierres du mur. Oh je n'osais pas le décrocher, ni même tendre la main pour le toucher, de peur qu'il ne soit pas vrai... ou qu'il s'en aille... car il était, en vérité, encore plus léger que la soie...»

«Le vent l'a emporté,» dit-elle encore, «il a donné les pensées de grand-mère à qui voulait les entendre, partout dans le ciel, dans les arbres, dans les maisons. Elles se sont mêlées aux champs de blé comme aux nuages comme aux pensées des hommes.»

«Un petit foulard jaune d'orange ou de rose. Je n'osais pas bouger. J'avais peur qu'il s'en aille... mais il restait,» continue mon grand-père, «je crois qu'il attendait que je me calme. Puis il a disparu comme il était venu...
et le calme est resté.
Ensuite c'est l'histoire du calme.
Le calme c'est un œuf. C'est le soir qui le couve. Il se pose sur lui de toute sa couleur. Il se coule sur lui en douceur. Il couve l’œuf. Et il s'en va. Reste l’œuf. Il a chaud, il a faim, il a envie de bouger. Il éclot ! C'est un petit musicien ! Il fait aussitôt un numéro merveilleux avec sa flûte et toutes sortes d'instruments qu'il sort de lui dans un éblouissement d'invention musicale qui me submerge, me met au défi de le mémoriser avant qu'il rentre dans sa coquille, disparaisse comme au fond d'un rêve.
J'ai conservé le calme, et l’œuf,» dit-il encore. «J'en ai fait une boîte à musique que j'ai vendue au marchand de sable. Elle est très bien pour les enfants qui sont inquiets quand vient la nuit.»

Elle, toujours rêveuse :
«Plus d'une fois il a trouvé des tours bâties par cet ange-soi-disant. De jolis palais de verre devant lesquels il passait sans s'arrêter, ni envoyer des fleurs de baisers qu'il avait plein son panier. Mais les femmes, les amoureuses, glissaient de ses doigts et s'en allaient découvrir le monde. Elles ne connaissent pas les pièges, et puis elles aiment, comme les poissons, nager dans les eaux douces, les eaux salées, se faufiler dans les ruisseaux cachés aussi bien que voler comme les oiseaux.
Nous avons la peau douce, ça ne vous a pas échappé, Rémouleur, nous avons les pétales de la fleur d'amandier et le goût de sel de la passion. Nous sommes gourmandes aussi, tu le sais !»

Et elle se mit à chercher tout autour d'elle, un petit miroir qu'elle trouva sur le lavabo, un peu d'eau et tout ce qu'il faut pour se refaire une beauté. «Allons déjeuner !»

«Raconte-moi la mer, dis-moi le bruit des vagues» chantait le rémouleur en descendant l'escalier accompagné de la jolie princesse ou plutôt de la femme dont il avait le goût pour toujours (croyait-il) dans le corps et dans l'âme.
Mais je ne sais rien de plus. Mon grand-père ne dit pas tout.

Après leur petit-déjeuner au café des Platanes, je les imagine, sortant en salopette de chantier pour déconstruire le décor, en faire un horizon où pendent des voiles blanches.

Peinture de Christine Delbecq
 





Aucun commentaire: