C’est l’histoire d’un roi. Tout petit. Tout blanc. Comme on en trouve dans les galettes des rois. Il était posé sur le rebord d’une fenêtre, à l'extérieur, la nuit, le jour, depuis des mois, peut-être des années. On avait dû le laisser là, pour ne pas tout à fait l'abandonner, ni tout à fait le conserver.
Le soir, quand le soleil se couchait, il le caressait au passage
d'un peu de couleur rose ou dorée et le petit roi s'endormait,
paisiblement.
Ainsi passaient les saisons, colorant
de leur palette changeante les murs du grand château.
Un
soir de fin d'été, après une journée très chaude et orageuse, le
soleil ne se montra pas, laissant les nuages s'amonceler, la pluie
tambouriner aux façades et sur son rebord de fenêtre le petit roi,
bousculé, remué, fut bientôt emporté comme une barque à toute
vitesse dans le ravin.
Il resta endormi jusqu'au matin, bercé par la chanson de l'eau. Mais bientôt des bruits inconnus le réveillèrent tout à fait. Il était tombé entre les pattes des poules. Il eut très peur. Ces bêtes grattaient la terre tout près de lui avec de grands crochets qui étaient leurs pattes. Tout en gloussant sans cesse de leurs voix menaçantes elles attrapaient des vers de terre pour les écrabouiller dans leur bec. Le petit roi tout blanc tout petit ne bougeait pas. Quand elles furent rassasiées elles s'en allèrent sans le voir.
Il demeura sans bouger dans son coin jusqu'au soir. Les poules
rejoignirent leurs perchoirs dans les arbres dès que le soleil rouge
et chaud se rapprocha de l'horizon. Les poules aussitôt s'endormirent. Alors le petit roi a commencé à sentir la caresse rose
dorée du soleil qui se posait sur lui et il s'est senti rassuré.
Au
matin il se réveilla de bonne heure, heureux. Il n'avait plus peur
des poules.
C'était une très belle journée parce que la
campagne abreuvée de pluie riait et la rivière chantait. Le soleil
se montrait, les fleurs ouvraient leurs grands yeux pour le voir, les feuilles vertes s'étiraient et
s'étalaient sans égard pour le petit roi toujours couché par
terre. Il avait envie de se laisser bousculer pour jouer à la
balançoire avec ces herbes qui soulevaient son dos. Mais son petit
corps tout blanc n'avait aucune force pour prendre son élan. Il
essaya pourtant toute la journée sans parvenir à bouger.
Le soir le soleil s'approcha et le caressa d'une touche de rose doré. Il sentit qu'elle lui donnait des forces et des couleurs. Le petit roi en fut si heureux que d'un coup il crut se dresser sur ses petites jambes mais ce fut pour retomber aussitôt dans les bras d'une grande fleur qui se referma doucement sur lui.
Depuis il dormit chaque soir dans les fleurs. Et chaque jour le petit roi s'efforça de se dresser sur ses jambes. Il parvint à se tenir en équilibre, à faire des petits bonds. Les fleurs de la nuit l'aidaient à grandir. Le soleil du jour lui donnait la force et les couleurs. Il n'était plus si blanc, ni si petit. De jour en jour il changeait. Comme dans un rêve il s’aperçut un soir qu’il marchait.
Il allait maintenant tout seul à la poursuite du soleil couchant, chaque soir, sur le chemin de l’horizon, allongeant ses jambes, bombant le torse pour prendre cette ration de forces et de couleurs que lui donnait le soleil. Il allait vers le pays grandiose et mystérieux où le soleil se couche en pleine terre, en plein marais, à même les arbres et les eaux. Jour après jour le petit roi devenait grand et fort et se sentait fier d'approcher le soleil.
Un soir il devant lui se dressa la haute silhouette des grilles
d'un château. Des grilles lourdes et impressionnantes mais qui ne montraient pas d’hostilité. Elles s’entrouvraient comme dans
l'attente de visiteurs et le petit roi s'avança prudemment dans la
grande allée bordée d'arbres majestueux qui conduisait au château.
Le soleil descendait et recouvrait de rose doré les marches et la porte
monumentale du château.
Le petit roi s'approcha. À quelques
mètres de la porte il s’arrêta, cria de toute sa voix :
— Ouvrez au
Roi !
Et la grande porte s'ouvrit tout doucement.
La
grande porte s'ouvrit tout doucement sur les pas du roi émerveillé
de la magnificence qui s'offrait à son regard. Il ne voyait pas dans
l'ombre de la porte le petit garde qui venait de lui ouvrir et qui se
présenta devant lui en s'inclinant et se tordant un peu pour cacher
son ventre dépenaillé et la lance mal accrochée qu'il portait d’un
côté en guise de bras.
Le roi éclata de rire.
— Ah Ah
Ah Tu es bien mal fagoté ! Qu'est-ce qui t'a fait comme ça ?
Le
garde se redressa et le regarda fièrement.
— Je me suis fait
tout seul !
— Cire-moi les bottes ! dit le roi.
— Oui,
Sire !
Et le petit garde sortit de son ventre une grosse poignée
de paille et se penchant vers les pieds du roi il les frotta tant et
si bien qu’il lui fit de belles bottes rouges bien luisantes comme
des sabots de gazelle.
Et le roi monta l'escalier d'honneur.
Il
monta, monta, jusqu'en haut de la plus haute tour du château.
Là,
il trouva une porte entrouverte et pénétra dans une grande salle
toute baignée de la lumière du soleil couchant. Il alla tout droit
vers la fenêtre. Le soleil était en train de descendre à
l'horizon, tout gros, tout rouge. Et le roi, qui se tenait en face de
lui, se mit à grandir, à rougir, à s'arrondir. Et le soleil en
descendant devenait de plus en plus gros, de plus en plus rouge, et
le roi à son tour grossissait, rougissait, s’arrondissait, et le
soleil de plus belle gonflait, et le roi se dilatait, au bout d'un
moment ils étaient tous deux si ronds et si rouges qu'on pouvait se
demander lequel commandait à l'autre.
Et ce fut le soleil qui
s’inclina, comme s'il pliait les genoux, descendait les jambes,
enfonçait le ventre et s'écrasait plus bas que l'horizon, basculant
plus loin que les mers vers un monde inconnu.
Le roi restait
seul tout rouge et rayonnant devant la fenêtre. Il se sentait grand
et fort d'avoir vu le soleil s’abaisser, se laisser avaler pour lui
laisser la place à lui, le roi, le petit roi devenu grand et fort
comme un roi soleil.
Les yeux fermés, tout à son
bonheur, le petit roi savourait ce moment. Il n'avait pas entendu
derrière lui la porte bouger doucement et la petite fille entrer
avec sa chaise à la main et s'installer près de la fenêtre, sortir
de sa poche un petit mouchoir blanc et commencer à le broder avec du
fil bleu.
Elle venait chaque soir quand le soleil rougeoyait à la
fenêtre, pour broder le fil de ses rêves. Ce soir, elle voyait dans
la fenêtre un gros soleil rouge qui tardait à se coucher. Elle
ferma les yeux pour profiter de sa chaleur sans être éblouie. Elle
pensait à son père qui avant de partir lui avait donné ce petit
mouchoir en lui disant
"brode, brode ton mouchoir, tu en
auras besoin plus tard, pour sécher tes larmes,
brode, brode
ton mouchoir, un mouchoir est fait pour pleurer".
Et la
petite fille brodait en fredonnant un air qu'elle s'était
inventé
"pleure, pleure, petit mouchoir,
un mouchoir
est fait pour pleurer,
pleure, pleure, petit mouchoir,
un
mouchoir est fait pour pleurer"
Et le fil bleu courait sur
le mouchoir, dessinait les petites vagues d'un ruisseau qui
serpentait, sautait d'un bord à l'autre et revenait, et repartait,
et bientôt, quand il ne trouva plus sur le mouchoir assez de place
pour courir, il se laissa glisser sur le plancher.
La petite
fille chantait
"pleure, pleure, petit mouchoir,
un
mouchoir est fait pour pleurer"
Et le fil bleu courait sur
le plancher jusqu'au mur, jusqu’à trouver un petit creux pour s'infiltrer et se laisser glisser comme un lézard
le long de la muraille. Il descendit et prit de la vitesse.
On
l'entendit flip flop sauter sur les marches de la cour et flououou
faire une petite rivière entre les arbres jusqu'au portail et
grossir encore grrouou grrouou, bondir dans le chemin, cascader sur
les pierres, dévaler les sentiers, noyer les fossés et s'en aller
faire un grand lac plaouchh plaouchh plaouchh au milieu des collines.
Le paysage avait changé. Dans le ciel assombri, l'orage se mit à gronder. Les poules rejoignirent leurs perchoirs dans les arbres. Sur le plancher le petit roi, endormi, est devenu pâle et tout petit, la fillette l'a pris dans sa main, l'a sorti sur le rebord de la fenêtre. Elle est descendue rejoindre son frère, le petit garde tout en bas. Et demain sera un autre jour.
Le petit roi est disponible aux Éditions Gaspard Nocturne dans la collection "imagine"