Le petit roi

C’est l’histoire d’un roi. Tout petit. Tout blanc. Comme on en trouve dans les galettes des rois. Il était posé sur le rebord d’une fenêtre, à l'extérieur, la nuit, le jour, depuis des mois, peut-être des années. On avait dû le laisser là, pour ne pas tout à fait l'abandonner, ni tout à fait le conserver. 

Le soir, en allant se coucher, le soleil le caressait au passage d'un peu de couleur rose ou dorée et le petit roi s'endormait, paisiblement. Le temps passait, au rythme des saisons qui coloraient de leur palette changeante les murs du grand château.

Un soir de fin d'été, après une journée très chaude et orageuse le soleil ne se montra pas, laissant les nuages s'amonceler, la pluie tambouriner aux façades et sur son rebord de fenêtre le petit roi, bousculé, remué, fut bientôt emporté comme une barque à toute vitesse dans le ravin. 

Il resta endormi jusqu'au matin, bercé par la chanson de l'eau. Mais bientôt des bruits inconnus le réveillèrent tout à fait. Il était tombé entre les pattes des poules. Il eut très peur. Ces bêtes grattaient la terre tout près de lui avec de grands crochets qui étaient leurs pattes. Tout en gloussant sans cesse de leurs voix menaçantes elles attrapaient des vers de terre pour les écrabouillaient dans leur bec. Le petit roi tout blanc et tout petit ne bougeait pas. Elles furent bientôt rassasiées et s'en allèrent sans le voir.

Il demeura sans bouger dans son coin jusqu'au soir. Les poules rejoignirent leurs perchoirs dans les arbres dès que le soleil rouge et chaud se rapprocha de l'horizon. Les poules aussitôt s'endormirent. Alors le petit roi a commencé à sentir la caresse rosée du soleil qui se posait sur lui et il s'est senti rassuré.

Au matin il se réveilla de bonne heure, heureux. Il n'avait plus peur des poules.
C'était une très belle journée parce que la campagne abreuvée de pluie riait et la rivière chantait. Le soleil se montrait, les fleurs ouvraient des grands yeux de leurs plus belles façons pour le voir, les feuilles vertes s'étiraient et s'étalaient sans égard pour le petit roi toujours couché par terre. Il avait envie de se laisser bousculer pour jouer à la balançoire avec ces herbes qui soulevaient son dos. Mais son petit corps tout blanc n'avait aucune force pour prendre son élan. Il essaya pourtant toute la journée sans parvenir à bouger. 

Le soir le soleil s'approcha et le caressa d'une touche de rose. Il sentit qu'elle lui donnait des forces et des couleurs. Le petit roi en fut si heureux que d'un coup il crut se dresser sur ses petites jambes mais ce fut pour retomber aussitôt dans les bras d'une grande fleur qui se referma doucement sur lui.

Depuis il dormit chaque soir dans les fleurs. Et chaque jour le petit roi s'efforça de se dresser sur ses jambes. Il parvint à se tenir en équilibre, à faire des petits bonds. Les fleurs de la nuit l'aidaient à grandir. Le soleil du jour lui donnait la force et les couleurs. Il n'était plus si blanc, ni si petit. De jour en jour il changeait. Comme dans un rêve il s’aperçut qu’il marchait.

Il allait maintenant tout seul du côté du soleil couchant. Il le poursuivait chaque soir, sur le chemin de l’horizon, allongeant ses jambes, bombant le torse pour prendre cette ration de forces et de couleurs que lui donnaient le soleil et la fierté. Il allait vers le pays grandiose et mystérieux où le soleil se couche en pleine terre, en plein marais, à même les arbres et les eaux. Jour après jour le petit roi devenait grand et fort et sentait le soleil se rapprocher.

Un soir il se dressa devant lui la haute silhouette des grilles d'un château. Elles étaient lourdes et impressionnantes mais ne lui montraient pas d’hostilité. Elles s’entrouvraient comme dans l'attente de visiteurs et le petit roi s'avança prudemment dans la grande allée bordée d'arbres majestueux qui conduisait au château. Le soleil descendait tout proche et embrasait devant lui les marches et la porte monumentale du château. Le petit roi s'approcha et à quelques mètres il s’arrêta, cria de toute sa voix :
— Ouvrez au Roi !
Et la grande porte s'ouvrit tout doucement.

La grande porte s'ouvrit tout doucement sur les pas du roi émerveillé de la magnificence qui s'offrait à son regard. Il ne voyait pas dans l'ombre de la porte le petit garde qui venait de lui ouvrir et qui se présenta devant lui en s'inclinant et se tordant un peu pour cacher son ventre en désordre et la lance mal accrochée qu'il portait d’un côté en guise de bras.
Le roi éclata de rire.
— Ah Ah Ah Tu es bien mal fagoté ! Qui est-ce qui t'a fait comme ça ?
Le garde se redressa et le regarda fièrement.
— Je m' suis fait tout seul !
— Cire-moi les bottes ! dit le roi.
— Oui, Sire !
Et le petit garde sortit de son ventre une grosse poignée de paille et se penchant vers les pieds du roi il les frotta tant et si bien qu’il lui fit de belles bottes rouges bien luisantes comme des sabots de gazelle.
Et le roi monta l'escalier d'honneur.
Il monta, monta, jusqu'en haut de la plus haute tour du château. Là, il trouva une porte entrouverte et pénétra dans une grande salle toute baignée de la lumière du soleil couchant. Il alla tout droit vers la fenêtre. Le soleil était en train de descendre à l'horizon, tout gros, tout rouge. Et le roi, qui se tenait en face de lui, se mit à grandir, à rougir, à s'arrondir. Et le soleil en descendant devenait de plus en plus gros, de plus en plus rouge, et le roi à son tour grossissait, rougissait, s’arrondissait, et le soleil de plus belle gonflait, et le roi se dilatait, au bout d'un moment ils étaient tous deux si ronds et si rouges qu'on pouvait se demander lequel commandait à l'autre.
Et ce fut le soleil qui s’inclina, comme s'il pliait les genoux, descendait les jambes, enfonçait le ventre et s'écrasait plus bas que l'horizon, basculant plus loin que les mers vers un monde inconnu.
Le roi restait seul tout rouge et rayonnant devant la fenêtre. Il se sentait grand et fort d'avoir vu le soleil s’abaisser, se laisser avaler pour lui laisser la place à lui, le roi, le petit roi devenu grand et fort comme un roi soleil.

Les yeux fermés, tout à son bonheur, le petit roi savourait ce moment. Il n'avait pas entendu derrière lui la porte bouger doucement et la petite fille entrer avec sa chaise à la main et s'installer près de la fenêtre, sortir de sa poche un petit mouchoir blanc et commencer à le broder avec du fil bleu. Elle venait chaque soir quand le soleil rougeoyait à la fenêtre, pour broder le fil de ses rêves. Ce soir, elle voyait dans la fenêtre un gros soleil rouge qui tardait à se coucher. Elle ferma les yeux pour profiter de sa chaleur sans être éblouie. Elle pensait à son père qui avant de partir lui avait donné ce petit mouchoir en lui disant
"brode, brode ton mouchoir, tu en auras besoin plus tard, pour sécher tes larmes,
brode, brode ton mouchoir, un mouchoir est fait pour pleurer".
Et la petite fille brodait en fredonnant un air qu'elle s'était inventé
"pleure, pleure, petit mouchoir,
un mouchoir est fait pour pleurer,
pleure, pleure, petit mouchoir,
un mouchoir est fait pour pleurer"
Et le fil bleu courait sur le mouchoir, dessinait les petites vagues d'un ruisseau qui serpentait, sautait d'un bord à l'autre et revenait, et repartait, et bientôt, quand il ne trouva plus sur le mouchoir assez de place pour courir, il se laissa glisser sur le plancher.
La petite fille chantait
"pleure, pleure, petit mouchoir,
un mouchoir est fait pour pleurer"
Et le fil bleu courait sur le plancher jusqu'au mur, jusqu’au petit passage d’un lézard creusé le long de la muraille, une petite fente pour s’infiltrer et se laisser descendre. Il s’y glissa et prit de la vitesse, on l'entend flip flop sauter sur les marches de la cour et flououou faire une petite rivière entre les arbres jusqu'au portail et grossir encore grrouou grrouou, bondir dans le chemin, cascader sur les pierres, dévaler les sentiers, noyer les fossés et s'en aller faire un grand lac plaouchh plaouchh plaouchh au creux des collines.

Le paysage avait changé. Dans le ciel assombri, l'orage grondait. Les poules rejoignaient leurs perchoirs dans les arbres. Sur le plancher le petit roi, endormi, était devenu pâle et tout petit, la fillette le prit dans sa main, le sortit sur le rebord de la fenêtre. Elle descendit rejoindre le petit garde tout en bas. Demain sera un autre jour.

 





Princesse La Galette

À la belle saison mon grand-père allait tresser l’osier au bord de la rivière, toutes histoires étalées devant lui, sous le vol des mouettes, dans les pattes des pigeons, entre les injonctions cocasses des corbeaux.

Tout était histoire à débusquer, à approcher, à surprendre, à deviner.
À démêler, à retoucher.
C’est ainsi qu’il faisait son chemin. 

On l’appelait rémouleur d’histoires, rechineur, recardeur, ricordeur, raccordeur, remailleur, rimailleur, rembobineur, partout où il passait, de rue en rue, de ville en ville, de montagne en vallée. 

Parfois les gens descendaient de chez eux, sortaient de leur cour ou de leur jardin pour lui donner des vieilles histoires à réparer, des légendes à décrasser, des fables à raccommoder, des contes à mettre au goût du jour, toutes sortes d’accessoires invraisemblables, clés des songes sans serrures, tapis, bottes, sandales, échappées de leurs cavernes d’alibaba.

Mon grand-père prenait tout ça et repassait un jour ou l’autre avec des histoires bien vivantes en bon état de marche, au moins pour lui.

Comme ce jour où une porte s’ouvre contre toute attente, et qu’il veut refermer illico... Pas question pour lui de rester là ! Redescendre au plus vite !
C’est une sorcière qui ne l’inspire pas.

Mais la porte résiste, elle a mis le pied en travers, attrapé mon grand-père à l’épaule.
«Pas si vite, rémouleur !»
Elle, l’horrible oiseau, aux cheveux broussailleux, au nez crochu, dents fourchues, menton en gamelle,
des yeux de dragon, jaunes et bleus ! 

«Entrez donc, rémouleur, j’ai quelque chose pour vous !»

Grand-père qui proteste se fait tirer à l’intérieur, elle claque la porte d’un coup de galoche.
Et de sa voix de basset, radoucie, 

«Venez voir, c’est par là.» 

Elle traîne mon grand-père vers une armoire au fond de son antre, plonge le bras dans le dernier rayon du bas, sous une pile de draps jaunis.
Elle en sort un morceau de dentelle toute aplatie comme une galette, et en grinçant triomphalement 

«AhAhAh Ah Ah Aaaaa !»
elle la claque dans la main de l’homme.

«Allez rémouleur ! Réveillez-moi ça !»

Et mon grand-père stupéfait lui dit «Ça date d’au moins cent ans,
je peux rien faire.» 

Elle jacasse de rire
«AhAh Ah a a a !
cent ans c’est rien pour une histoire ! Allez réveillez-moi ça !»

C’était sans appel. Il fallait se mettre au travail.

On vit alors la main de grand-père avancer légèrement pour mettre en lumière le précieux chargement qui reposait sur sa paume ouverte, sa tête se pencher, s’en approcher de la joue et prêter l’oreille comme fait un marionnettiste vers son petit personnage, en même temps qu’il disait d’une voix très douce qui n’était pas la sienne quelque chose comme

«hummm, il fait chaud !»

Aussitôt ouvrant tout rond des yeux ébahis, attendris, vers la petite voix qui venait de sortir de sa main, et prenant sa voix la plus veloutée, la plus charmeuse, il répondit simplement

«c’est la chaleur de ma main !»

et dans sa paume le prodige arriva :
un sourire s'esquissait, des yeux rieurs s’éveillaient, le rose d’une bouche se dessinait, un visage prenait forme, une fontaine de cheveux dorés venait l’entourer, cascadant aussitôt le long d’un corps galbé de soie bleue qui descendait jusqu’au sol où des pieds délicats de princesse se posaient à côté de ceux du rémouleur !

«Princesse La Galette !»
ces mots lui échappèrent...
mais derrière lui...

«Pas si vite ! elle est à moi !»
cria la sorcière se précipitant comme
un oiseau de proie, les serres en avant.

La princesse affolée supplia des yeux mon grand-père :
«Rémouleur, si tu m’aimes, mange-moi !»

Rapide comme l’éclair, au désespoir de la sauver, il avala la galette.

Et tout disparut de la jolie princesse,
tandis que la sorcière, foudroyée, partait en fumée.
Ne restait plus que mon grand-père.
Il reprit l’escalier, tituba dans les rues jusqu’à sa mansarde, se jeta anéanti sur son lit.

Dans sa nuit fiévreuse il crut se noyer,
emporté par un délire tumultueux jusqu’au petit matin qui le déposa tout suant sur le bord d’un ruisseau de soie bleue qui s’étirait doucement.

C’était la robe d’une princesse qui s’éveillait,
fraîche et caressante à son côté, tout juste sortie de lui comme d’une cachette au creux d’un rêve. 

Pour lui l'histoire aurait bien pu se prolonger comme dans les contes... à la mairie, avec un beau mariage, une vie heureuse, de beaux enfants. Mais elle ne l'entendait pas ainsi. De quelques pas de danse elle fit le tour de la mansarde où elle venait d’atterrir. 

«Personne ne se demande pourquoi je me suis retrouvée au fond d'une armoire, sous une pile de linge, toute aplatie comme une galette ?» fit-elle à la cantonade, «Et prisonnière d'une folle jalouse et maléfique !»

Mon grand-père se sentit revenir de loin.
«Je m'en souviens, dit-il, mais j'ai bien failli l'oublier.»

Un ange passe.
(Il a un doigt sur la bouche. Il fait semblant de connaître des secrets.)
Elle souffle gentiment sur lui pour le chasser.
Elle dit d'un air rêveur :

«C'est il y a bien longtemps, un soir ma grand-mère est assise devant sa fenêtre entrouverte. Ses paupières sont lourdes. Ses mains retombent sur ses genoux. Le petit foulard de soie qu'elle était en train de broder s'envole, emporté par un léger souffle de vent.
Le vent était son dernier compagnon. Il lui apportait des grains de soleil, des gouttes d'eau, des notes de chant d'oiseau, pendant qu'elle brodait un petit foulard avec ses pensées.»

«Un soir un petit foulard jaune s'était accroché au mur de ma maison, dit grand-père. Un foulard de soie. Il était entré par une lucarne du toit et s'était posé sur les grosses pierres du mur. Oh je n'osais pas le décrocher, ni même tendre la main pour le toucher, de peur qu'il ne soit pas vrai... ou qu'il s'en aille... car il était, en vérité, encore plus léger que la soie...»

«Le vent l'a emporté,» dit-elle encore, «il a donné les pensées de grand-mère à qui voulait les entendre, partout dans le ciel, dans les arbres, dans les maisons. Elles se sont mêlées aux champs de blé comme aux nuages comme aux pensées des hommes.»

«Un petit foulard jaune d'orange ou de rose. Je n'osais pas bouger. J'avais peur qu'il s'en aille... mais il restait,» continue mon grand-père, «je crois qu'il attendait que je me calme. Puis il a disparu comme il était venu...
et le calme est resté.
Ensuite c'est l'histoire du calme.
Le calme c'est un œuf. C'est le soir qui le couve. Il se pose sur lui de toute sa couleur. Il se coule sur lui en douceur. Il couve l’œuf. Et il s'en va. Reste l’œuf. Il a chaud, il a faim, il a envie de bouger. Il éclot ! C'est un petit musicien ! Il fait aussitôt un numéro merveilleux avec sa flûte et toutes sortes d'instruments qu'il sort de lui dans un éblouissement d'invention musicale qui me submerge, me met au défi de le mémoriser avant qu'il rentre dans sa coquille, disparaisse comme au fond d'un rêve.
J'ai conservé le calme, et l’œuf,» dit-il encore. «J'en ai fait une boîte à musique que j'ai vendue au marchand de sable. Elle est très bien pour les enfants qui sont inquiets quand vient la nuit.»

Elle, toujours rêveuse :
«Plus d'une fois il a trouvé des tours bâties par cet ange-soi-disant. De jolis palais de verre devant lesquels il passait sans s'arrêter, ni envoyer des fleurs de baisers qu'il avait plein son panier. Mais les femmes, les amoureuses, glissaient de ses doigts et s'en allaient découvrir le monde. Elles ne connaissent pas les pièges, et puis elles aiment, comme les poissons, nager dans les eaux douces, les eaux salées, se faufiler dans les ruisseaux cachés aussi bien que voler comme les oiseaux.
Nous avons la peau douce, ça ne vous a pas échappé, Rémouleur, nous avons les pétales de la fleur d'amandier et le goût de sel de la passion. Nous sommes gourmandes aussi, tu le sais !»

Et elle se mit à chercher tout autour d'elle, un petit miroir qu'elle trouva sur le lavabo, un peu d'eau et tout ce qu'il faut pour se refaire une beauté. «Allons déjeuner !»

«Raconte-moi la mer, dis-moi le bruit des vagues» chantait le rémouleur en descendant l'escalier accompagné de la jolie princesse ou plutôt de la femme dont il avait le goût pour toujours (croyait-il) dans le corps et dans l'âme.
Mais je ne sais rien de plus. Mon grand-père ne dit pas tout.

Après leur petit-déjeuner au café des Platanes, je les imagine, sortant en salopette de chantier pour déconstruire le décor, en faire un horizon où pendent des voiles blanches.

Peinture de Christine Delbecq
 





l'ogre

à Guillaume

Un Ogre
qui n'avait jamais mangé personne,
prit un jour le chemin de la ville
quand il n'y eut dans son jardin
plus un radis, plus une citrouille,
plus rien.

Il voulut aller au marché,
mais tous les marchands se sauvaient
Qui a dit que j'étais méchant ?
Pas moi, pas moi !
criaient les marchands, courant.

Moi, je dis que tu es méchant !
a répondu une maman.
L'Ogre, ulcéré par tant d'ingratitude,
attrape la maman
et la croque pour son dîner.

Courez Courez petits voyous
car maintenant je suis méchant !

Et il reprit la route de son château.
Lentement, péniblement,
parce qu'il n'avait pas l'habitude de manger de la chair humaine.
C'est lourd à digérer.
Surtout qu'il avait avalé la maman
vivante
avec le sac à main et les chaussures,
et dans son ventre
ça cognait
ça pressait le foie
tordait les boyaux
et soulevait le cœur

Courage
il se dit
Je vais aller jusqu'à la rivière
je boirai un grand coup
ça fera glisser tout ça ! 

Quand il arriva près de l'eau
il s'agenouilla et but
mais vous savez, c'était un ogre !
il avala toute la rivière
jusqu'à la dernière goutte
et devant le lit de cailloux mis à sec
il n'était toujours pas soulagé
dans son ventre
ça cognait
ça pressait le foie
tordait les boyaux
et soulevait le cœur

Courage
il se dit
levant la tête vers les collines
qui verdoyaient
sur la route du château
Je vais manger un peu d'herbe pour me purger
ça fera glisser tout ça !

Et il se mit à brouter les collines
Mais vous savez, c'était un ogre !
Il avala toute la prairie
jusqu'au dernier brin d'herbe
la transforma en désert
mais il n'était toujours pas soulagé
dans son ventre
ça cognait
ça pressait le foie
tordait les boyaux
et soulevait le cœur

Courage
il se dit
se redressant fièrement
apercevant la forêt qui se dressait
au-devant de son château
Je suis un Ogre, non !
il faut que je mange quelque chose de consistant !

Il se traîna jusqu'aux arbres
les arracha l'un après l'autre
les dévora, feuilles, bois, racines,
et la terre qui tenait aux racines,
ce qui fit un trou énorme devant lui
mais il n'était toujours pas soulagé
dans son ventre
ça cognait
ça pressait le foie
tordait les boyaux
et soulevait le cœur

Courage
il se dit
regardant ce grand trou qui le séparait son château
de son château encore debout sur un pic rocheux
Je suis arrivé !
Et rassemblant ses forces pour bondir
il s'élança vers le château
et
tomba dans le trou

Et tomba la pluie par-dessus lui
tomba
toute la nuit

Au matin c'était un lac
au milieu flottait l'ogre endormi
la maman installée sur le bord
faisait sa toilette
près d'elle séchaient son sac à main
et ses chaussures
Comme l'Ogre dormait la bouche ouverte
elle en avait profité pour sortir
elle s'était baignée au soleil

Les oiseaux chantaient sur la rive
l'eau clapotait aux abords du château
l'Ogre mit pied à terre et sourit
il prit la maman par la main
pour lui faire visiter son jardin.

Tout avait repoussé
le long des salades
ont fait une promenade
devant les potirons
se sont demandé pardon
à l'ombre des pêchers
sont allés s'embrasser

Et l'Ogre et la maman
s'aimèrent tendrement
dans les fleurs d'artichaut




La première histoire

Pour Élina

 

"Mon conte est comme un oiseau,
il a pris ses ailes sur son dos"

                             

C'est avec ces mots qu'une histoire se refermait, chaque soir, ou plutôt s'en allait du bout des ailes, laissant les enfants, repus d'imaginaire, se glisser dans le sommeil.

Mais un soir, l'histoire terminée, une petite fille, bien éveillée, m'a dit

« tu nous racontes toujours des histoires mais je voudrais bien savoir comment elle a fait pour exister, la première histoire » 

J'en suis resté interloqué.

C'était bien la grande question, 
elle attendait au fond de mon sac
depuis longtemps 

Mais à cinq ans, on n'y va pas par quatre chemins ! 

« Je te le raconterai bientôt »
ai-je cru bon de lui dire.

Aussitôt j'étais en route.

Je demandai au corbeau
"Je ne sais pas, dit le corbeau,
demande à la rivière" 

La rivière m'impressionnait
Elle coulait en contrebas des arbres. 

Je demandai aux arbres
"Approche-toi, petit,
Plus près..." 

Les arbres voulaient me parler en secret, 

serré contre eux
au corps du monde
cramponné
comme un avion
qui vous emporte... 

Ils vous donnent 

les oreilles pointues
la gorge rauque,
les plumes
la fourrure 

la compagnie des rossignols,
des geais,
des perdrix, des crapauds 

la méfiance des renards
la noirceur des sangliers 

Et quand vous sortez de la forêt
longtemps après
un beau matin
La rivière coule à vos pieds,
silencieuse
fascinante
elle change de couleurs
pour vous ensorceler 

Elle m'appela si fort
que je sautai

Je reçus son accueil
glacial
brutal
étourdissant

et puis très chaud, brûlant 

de retour sur la rive 

Tout était neuf ! 

et pourtant semblable exactement 

comme si je n'étais jamais parti
de mon enfance 

Je retrouvai mon grand-père où je l'avais laissé

les boucles d'argent de ses cheveux, son sourire bariolé, l'indigo de sa voix.

Il fabriquait des histoires, ou il les réparait avec du fil et une aiguille, de la colle et des pinceaux,
quand il les relâchait elles s'envolaient aussitôt
elles couraient avec les feuilles mortes, elles se cachaient dans les arbres

elles étaient familières des carpes au fond de l'eau et des pigeons qui les portaient sous leur aile.

Des histoires il y en avait partout. 

Je les voyais sur un visage, sur un dos, sur les mains – que l'ombre d'après-midi teintait d'argile bleue – de ma compagne du chemin. 

Une bergeronnette sautillait devant nous. 

En un instant
je vis toute l'histoire se dérouler, claire, comme dans le froissement d'ailes d'un oiseau.

C'était il y a très longtemps,
les tout premiers hommes étaient là,
ici même

et l'azur frappa à leur tête trois petits coups pour entrer,
aussitôt tout s'engouffra tel quel et demanda son nom et son histoire.

Mais les tout premiers hommes ne savaient pas répondre, ils n'avaient pas de tête, comme dit mon grand-père. Ils faisaient tout à la main.

Pour eux, tout se tenait comme une pâte,
comme de l'argile. 

Alors, ils en ont fait des cruches !

Et c'est dans l'eau de ces cruches
qu'on a pêché les premières histoires !

Oh elles étaient bien petites au début, de simples reflets. Il a fallu bien les soigner pour qu'elles grandissent et qu'elles se multiplient. 

On peut dire qu'elles ont bien réussi !

Le hibou souleva son chapeau 

Et la lune fit un clin d’œil

 

Mon conte est comme un oiseau, il a pris ses ailes sur son dos

 


le petit soir

Un soir,
un petit soir
oublié tout seul dans un coin d’un grenier
se plaignait doucement, très doucement et personne ne l’entendait.
Ce soir n’avait pas eu de chance, il était tombé entre deux jours de fête.
Son papa et sa maman l’avaient oublié derrière eux, ils étaient tellement occupés à faire la fête
(une grande fête d’équinoxe qui durait toute la semaine) et lui,
maladroit, encore petit, était tombé entre deux journées et n’avait pu se raccrocher ni à l’une ni à l’autre,
il avait glissé.
Et finalement il avait atterri dans ce coin de grenier, tout triste et ne sachant que faire.

Les autres soirs, eux, les grands soirs, se partageaient le temps et l’espace comme à l’ordinaire sans le moindre souci de lui.
Ils avaient fort à faire tout autour du monde, et le faisaient fort bien. Jamais il n’y eut de plus beaux techniciens que ces grands soirs qui fermaient les fleurs, qui entraient en douceur dans les maisons par les fenêtres, se posaient sur les choses et leur faisaient l’amour, d’une couleur.
Ils empruntaient les nuages pour voyager et parfois accrochaient des foulards de soie aux murs des maisons où ils passaient. Ils ne craignaient rien, ils faisaient courir sur leurs doigts les rutilements les plus fous, pianotaient sur les les mers, surfaient sur les montagnes. Puis ils plongeaient dans la nuit et ils la traversaient, car ils étaient immortels.

Mais lui, le petit soir oublié, ne savait rien de tout cela, dans ce coin de grenier qui n’était ni de jour ni de nuit mais seulement de bois sec et bien protégé du vent et de la pluie, du jour et de la nuit, et où personne ne vivait.
Il n’osait pas bouger.
Mais tout de même il respirait.
Et il venait de s’apercevoir qu’il était tout seul, avec les vieilles planches du grenier.
Alors, il a lâché sa peur et s’est laissé aller à grandir, à grandir...
et un petit soir qui se laisse aller a vite fait d’envahir un grenier. Le bois s’est réchauffé, il a craqué, et de très loin les gens ont vu, pour la première fois, le petit grenier éclairé.
Ils ont accouru, intrigués, émerveillés vers ce petit nuage couleur d’or et de rose qui débordait par toutes les fentes du bois, par la lucarne et par la cheminée.
Quelqu’un cria «Attention ! Il va s’échapper !»
Et c’est vrai que la petite cabane semblait ne plus pouvoir le contenir.
«Allez chercher des cordes, des échelles, des fourches et des filets !» cria l’homme.
On apporta des cordes, des échelles, des fourches et des filets, et on captura le soir, qui ne savait pas se défendre, qui n’avait encore rien appris. Il s’était à nouveau fait tout petit et l’homme, qui avait fini de crier, n’eut aucune peine à l’enfermer dans une petite boîte d’allumettes et à l’emporter avec lui.
Ouh ouh... faisait le vent
Ouh ouh... faisaient les gens qui rentraient tristement dans la nuit froide et dure.
Seul le voleur de la boîte avait chaud parce qu’il courait et que son cœur battait à l’idée de tous les sous qu’il allait gagner grâce à la boîte.
Soudain il buta contre une racine, prit un coup sur la tête et tomba. Quelqu’un lui prit la boîte et partit à toute vitesse pour la cacher très loin dans une grotte.
Ouh ouh... faisaient les gens
Ouh ouh... faisait la nuit dure et froide qui lui soufflait au visage et l’homme dut baisser la tête, fermer les yeux et ne retrouva jamais plus son chemin.

Mais là-haut, au bord de la nuit brillante, tous les soirs étaient occupés à se rassembler et à s’éclabousser en attendant les derniers retardataires.
Le petit soir oublié était déjà là.
Quelqu’un lui expliquait : «Tu sais, nous les soirs, on ne peut pas rester sur terre quand vient la nuit.
Même si on le voulait, même si on était enfermé dans une petite boîte d’allumettes on ne le pourrait pas. La nuit nous appelle, elle nous attire et puis... elle nous avale. Allez viens, tu vas voir comme c’est bon !»

Et ils plongèrent dans la nuit.